9
La quatrième fois que j’ai vu Cassandre, c’est le jour où Marcus Caelius a fait son apparition la plus importante – et la dernière – au forum.
Me conformant aux souhaits de Béthesda, et me méfiant de la violence qui s’était déchaînée dans la ville, j’évitai de fréquenter le forum pendant près d’un mois. Je passai avril dans mon jardin, à songer aux sommes de plus en plus importantes que je devais au banquier Volumnius, car j’étais incapable de trouver un moyen de nourrir ma famille sans m’endetter davantage.
Toute ma vie, j’avais évité de faire des dettes. J’avais même réussi à faire de modestes économies que j’avais remises en dépôt à Volumnius. C’était un banquier qui avait une excellente réputation, en qui tout le monde avait confiance. Mais avec la guerre était venue la pénurie, et avec la pénurie les prix, même ceux des produits de première nécessité, s’étaient envolés. J’avais vu mes économies d’une vie entière fondre en quelques mois simplement en me rendant chez le boucher et le boulanger. Volumnius, ou plutôt ses agents – car je n’ai jamais traité directement avec cet homme – voyant diminuer mes dépôts, m’avaient alors proposé un crédit. Que pouvais-je faire sinon accepter ? J’étais tombé dans le piège. J’ai appris ainsi ce que sait tout débiteur : comme un bébé, une dette grandit rapidement et, plus elle grandit, plus elle devient exigeante.
En broyant du noir, je m’avouais que les jacasseries des bavards du forum me manquaient. C’étaient peut-être de vieux sots aux opinions très arrêtées, mais du moins leurs récriminations m’empêchaient de penser à mes propres difficultés et, de temps en temps, l’un d’eux disait vraiment quelque chose d’intelligent. Je regrettais de ne pas pouvoir lire les Faits du Jour affichés au forum, avec les dernières nouvelles sur les déplacements de César, même si je savais qu’il ne fallait rien prendre au pied de la lettre, car ces nouvelles étaient dictées par le consul Isauricus. Bien sûr, Davus et Hiéronymus faisaient encore des tours au forum et rapportaient les derniers potins, malgré tout, ces informations de troisième main manquaient de fraîcheur et de substance.
Un après-midi, je ne pus supporter plus longtemps mon inaction et mon isolement. Béthesda, Diana et Davus étaient allés au marché dépenser les derniers sesterces que m’avait prêtés Volumnius. Dans mon bureau, Hiéronymus lisait attentivement un très vieux volume de La Guerre punique de Naevius, dont Cicéron m’avait fait cadeau il y avait des années. C’était le manuscrit le plus précieux que je possédais, et jusqu’ici j’avais résisté à l’envie de le vendre, car je ne pouvais espérer en obtenir un prix correspondant à sa véritable valeur. Comme je m’ennuyais et que je ne tenais plus en place, sur un coup de tête, je fis quelque chose que je n’avais pas fait depuis très longtemps. Je partis de chez moi sans être accompagné, sans même emmener Mopsus et Androclès.
Plus tard, je m’interrogeai sur le motif de cette décision. Ne savais-je pas dans un coin de mon esprit où me guidaient mes pas quand je mis le pied dans la rue ? Je décidai d’éviter le forum, je descendis donc le Palatin par la face est, je dépassai les thermes et pris des rues de plus en plus étroites dans Subure.
Si quelqu’un m’avait demandé où j’allais, je n’aurais pas pu répondre. Je faisais simplement une promenade, je profitais d’une belle journée, j’essayais d’oublier mes tracas pendant un moment. Pourtant chaque pas me rapprochait du but. Ce furent les aboiements du mastiff enchaîné près de la porte d’entrée qui me firent reprendre conscience. Je m’arrêtai et regardai l’animal d’un air abasourdi. Je me trouvai devant la façade badigeonnée de rouge de l’immeuble sordide où habitait Cassandre.
Je me dirigeai vers la porte. Le chien cessa d’aboyer. L’animal me reconnaissait-il ? Se rappelait-il que j’étais venu dans ce bâtiment un mois auparavant, quand j’avais été ramené inconscient par Rupa ? Le chien ne protesta pas quand je franchis la porte. Il leva les yeux vers moi et remua la queue.
Une bouffée d’odeurs que je connaissais bien me monta aux narines. Cela sentait le chou bouilli, l’urine, la crasse humaine. Ma mémoire n’était pas aussi bonne que celle du mastiff ; je ne savais plus très bien quelle entrée donnait dans la chambre de Cassandre. À chacune d’elles pendait un rideau en lambeaux, qui procurait un semblant d’intimité. Je reconnus vaguement un des rideaux, bleu passé. Je restai devant un long moment, l’oreille tendue, mais je n’entendis aucun son venant de l’intérieur. J’avais l’intuition que la pièce était vide. Je soulevai le rideau et entrai.
La pièce était exactement comme je me la rappelais avec son sol en terre battue. Une haute fenêtre étroite permettait de voir le bâtiment ocre voisin et un pan de ciel ; j’entendais un cliquetis en provenance de la rue des Pots de Cuivre. L’ameublement se réduisait au strict minimum : une chaise pliante rudimentaire et une paillasse usée sur laquelle traînaient des oreillers élimés. Deux ou trois couvre-pieds fort minces étaient soigneusement pliés. À côté se trouvait un objet bizarre : une petite baguette en cuir. Je la ramassai. Imprimées à la surface, je vis des marques de dents humaines. Si j’avais dû donner un nom à cet objet, je l’aurais appelé « baguette pour se faire les dents ». Je la remis à sa place.
Les murs étaient nus. Il n’y avait aucune boîte ou bourse pour mettre des pièces de monnaie ou des colifichets. Il n’y avait même pas de lampe pour éclairer la pièce la nuit. Cassandre pouvait laisser la pièce sans surveillance : il n’y avait rien à voler.
J’entendis un bruit et me retournai. Debout dans l’encadrement de la porte, Cassandre me dévisagea et laissa le rideau retomber derrière elle.
Elle avait les cheveux légèrement humides. Ses joues étaient rouges parce qu’elle s’était débarbouillée avec vigueur. Sans doute venait-elle des thermes. À Rome, même les mendiants peuvent s’offrir le luxe d’un bain chaud pour une somme modique. Elle n’eut pas l’air surprise. On aurait presque dit qu’elle m’attendait. Peut-être, pensai-je, possède-t-elle vraiment une sorte de seconde vue.
— Tu es en train de fureter ? demanda-t-elle. Il n’y a pas grand-chose à voir. Si tu veux, je peux attacher le rideau pour qu’il entre un peu plus de lumière.
— Non, ce ne sera pas nécessaire.
Je m’éloignai de la paillasse et allai au centre de la pièce.
— Pardonne-moi. Je n’avais pas l’intention de fureter. La force de l’habitude, je suppose.
— Est-ce que quelqu’un t’a envoyé ici ?
Elle ne paraissait pas en colère, simplement intriguée.
— Non.
— Alors pourquoi es-tu venu ?
Je ne sais pas, étais-je sur le point de dire, mais cela aurait été un mensonge.
— Je suis venu te voir.
Elle acquiesça lentement d’un signe de tête.
— Dans ce cas, je vais laisser le rideau tomber. Cela nous donnera un peu d’intimité. De toute façon, la plupart des locataires sont sortis à cette heure-ci, ils fouillent les détritus pour trouver quelque chose à manger. Est-ce vrai que tu ne m’espionnais pas ? poursuivit-elle en croisant les bras. N’est-ce pas pour ce genre d’activité qu’on te paie ? N’est-ce pas la raison pour laquelle on t’appelle le Limier ?
— Je ne me rappelle pas t’avoir dit cela.
— Non ? Ce doit être quelqu’un d’autre alors.
— Qui ?
Elle haussa les épaules.
— Qu’est-ce que tu m’as dit la dernière fois ? « Tu n’es pas tout à fait inconnue au forum. » Toi non plus, Gordianus. Les gens te connaissent de vue. Ils connaissent ta réputation. Je me suis peut-être montrée un peu curieuse après que tu es venu ici dans ma chambre. J’ai posé quelques questions à différentes personnes. Je sais pas mal de choses sur toi, Gordianus le Limier. Je crois que toi et moi, nous nous ressemblons beaucoup.
— Vraiment ? demandai-je en m’esclaffant.
Comme je plongeais mon regard dans ses yeux bleus, j’avais pleinement conscience de sa jeunesse et de sa beauté. Mais comment imaginer quelqu’un avec qui j’avais moins de points communs.
— Oui. Toi, tu cherches la vérité. Moi, la vérité vient me chercher, m’expliqua-t-elle. Pour finir, nous la trouvons tous les deux, mais de manière différente. Nous avons chacun un don particulier. Ce don, nous ne l’avons pas choisi. Il nous a choisis. Ce don nous appartient, que nous le voulions ou non, et nous devons en faire bon usage. Un don peut aussi être une malédiction.
— Je ne suis pas sûr de comprendre. On rapporte que tu as le don de faire des prophéties, mais quel don ai-je ?
— Quelque chose de bien plus précieux, à mon avis. D’après ce qu’on m’a dit, les gens se sentent obligés de se confier à toi, de te dire des secrets, même quand ils ne le devraient pas. Quelque chose en toi tire d’eux la vérité. Ce doit être un don exceptionnel. Est-ce qu’il ne t’a pas apporté tout ce que tu as gagné dans la vie ? Ta fortune, ta famille, le respect d’hommes puissants ?
— Ma fortune, telle qu’elle était, a été dévorée par un banquier avide. Ma famille est déchirée. Quant au respect d’hommes puissants, je ne sais pas si cela vaut grand-chose.
— Tu sembles amer, Gordianus.
— Non, simplement las.
— Peut-être as-tu besoin de te reposer.
Elle se rapprocha. Son corps qui venait d’être lavé sentait un peu le jasmin qui sert à parfumer l’eau dans les bains des femmes. Béthesda revenait parfois des bains en exhalant le même parfum. La main de Cassandre effleura la mienne.
— Où est Rupa ?
Je baissai la voix, car elle s’était encore rapprochée.
— Il est sorti fouiller dans les détritus, comme tous les autres. Je ne crois pas qu’il reviendra de sitôt.
Une foule de pensées tourbillonnèrent dans ma tête. Je songeai à la stupidité des hommes, en particulier les hommes de mon âge, quand ils se trouvent en face d’une jolie femme. Je considérai ce qui pourrait advenir si j’abusais d’une femme sujette à des accès de folie. Je plongeai mon regard dans les yeux de Cassandre à la recherche de quelque signe de démence, mais j’y vis seulement une flamme qui m’attira comme si j’étais un papillon de nuit.
Je mis les mains sur ses épaules. Je penchai mon visage vers le sien, je posai mes lèvres sur les siennes et je l’enlaçai. Je serrai son corps chaud et svelte très fort contre le mien. J’éprouvai une euphorie, une sensation enivrante d’être bien en vie. Je n’avais pas éprouvé cela depuis de nombreuses années. Soudain, sa bouche quitta mes lèvres, elle s’échappa de mon étreinte. J’eus envie de rentrer sous terre, le sang me monta au visage. J’avais mal calculé le moment, après tout. Je m’étais rendu ridicule, ou bien était-ce elle qui m’avait ridiculisé ?
Puis, dans un sursaut, je me rendis compte que Rupa était entré dans la pièce.
Il n’avait pas vu le baiser. Cassandre, habituée au bruit de ses pas dans le couloir, l’avait entendu venir et s’était écartée à temps. Néanmoins il était agité et faisait des signes frénétiques avec ses mains.
— Il se passe quelque chose au forum, dit Cassandre.
— Comme toujours, je suppose.
— Non, c’est différent. C’est quelque chose d’important. Un événement marquant. Je crois que cela concerne ce magistrat qui a fomenté des troubles.
— Marcus Caelius ?
Je regardai Rupa, qui acquiesça d’un signe de tête exagéré. Puis d’une main il mima le mouvement d’une lame qui lui tranchait la gorge.
— Caelius est mort ? demandai-je, inquiet.
Rupa agita la main.
— Pas encore, interpréta Cassandre, mais peut-être très bientôt.
Rupa lui saisit la main et emmena Cassandre dehors. Même alors, déconcerté comme je l’étais par la tournure qu’avaient soudain prise les événements, je me demandai pourquoi une humble mendiante comme Cassandre s’intéressait tant au sort d’un politicien comme Caelius. Les deux fois précédentes où Caelius avait déclenché le chaos en plein forum, elle s’était trouvée là. Était-ce une simple coïncidence ?
Je n’eus pas le temps de me poser la question, car je fus emporté dans la ruée vers le forum avec Rupa et Cassandre qui me devançaient.
Plus nous nous approchions du forum, plus la rue était encombrée. Comme Rupa l’avait laissé entendre, il se passait quelque chose d’important. Attirés par l’agitation, les gens accouraient de tous les coins de la cité. Les nouvelles se répandent plus vite que le feu à Rome, de toit en toit et de fenêtre en fenêtre. Les gens sortaient précipitamment des bâtiments et des ruelles pour se joindre à la cohue, comme des ruisseaux qui grossissent une rivière.
Là où elle aboutissait au forum, la rue était complètement engorgée. Les gens continuaient de se précipiter derrière nous, si bien qu’il était impossible d’avancer ou de reculer. J’eus peur. Si la violence devait éclater où que ce soit dans la foule, les gens pourraient être pris de panique et ce serait un sauve-qui-peut général. Je maudis ma malchance. Pendant un mois, je m’étais abstenu de venir au forum, pour éviter de me trouver dans cette situation fâcheuse. Le seul jour où j’avais décidé de sortir, j’étais au cœur du maelström.
Mais en même temps que cette peur, je ressentais une autre sorte d’émotion bien plus agréable. Elle venait en partie de la simple exaltation que j’éprouvais à être dans une foule, mais surtout de la proximité de Cassandre. Tout contre elle, je sentais la chaleur de son corps, l’odeur de jasmin sur sa peau. Elle se retourna pour me regarder, et dans ses yeux je vis le reflet de la même peur et de la même exaltation que celles que je ressentais.
Je regardai autour de moi et aperçus une étroite ruelle à ma droite. Quelques personnes en sortaient pour se joindre à la foule, mais personne n’y entrait. Le nord du forum est un dédale de petites rues sinueuses qui font des méandres imprévisibles ou qui aboutissent à des impasses. Je plissai le front et essayai de me rappeler où menait cette ruelle.
— Venez ! dis-je, suivez-moi.
Rupa restait en arrière, l’air renfrogné. Cassandre lui prit la main et l’entraîna. Je me frayai péniblement un chemin à travers la cohue en jouant des coudes et en écrasant des orteils, enfin nous atteignîmes la ruelle où il n’y avait personne.
— Tu ne te sens pas bien, Gordianus ? demanda Cassandre.
— Est-ce pour cette raison que, selon toi, j’ai voulu échapper à la cohue ? répondis-je en riant. Je ne m’évanouis pas chaque fois que je me trouve dans une foule.
Pourtant cela en vaudrait la peine, pensai-je, si à chaque fois je pouvais me réveiller en voyant ton visage au-dessus de moi.
Je leur fis descendre la ruelle, qui serpentait tellement que je ne pouvais voir loin devant moi, surtout quand les murs de chaque côté se rapprochaient au point qu’en étendant les bras j’aurais pu les toucher tous les deux. La ruelle bifurqua et je dus m’arrêter pour me rappeler quelle direction prendre. Rupa parut de plus en plus hésitant, il secouait la tête et faisait signe à Cassandre qu’ils devraient rebrousser chemin.
La ruelle aboutissait à une impasse. Les murs de chaque côté étaient en brique pleine. Devant nous, une porte étroite était aménagée dans le mur. Rupa poussa un grognement et tira sur le bras de Cassandre.
— Attendez ! dis-je.
Je frappai à la porte. Pas de réponse. Je frappai à nouveau, plus fort. Un judas finit par s’ouvrir, et un œil chassieux nous fixa.
— Gordianus !
J’entendis mon nom à travers l’épaisseur de la porte en bois. Un instant plus tard, elle tourna sur des gonds grinçants. Un homme voûté, assez âgé, s’appuyait sur une béquille. Nous étions à la porte de derrière de la boutique qui appartenait à ma vieille connaissance, Didius. La boutique donnait sur le côté nord du forum. Didius vendait divers articles dont avait besoin l’armée de scribes qui travaillaient dans les temples et les bureaux officiels des environs : des poignées et de la ficelle pour assembler les manuscrits, du parchemin et des encres égyptiennes, des stylets, des tablettes de cire et tout l’attirail nécessaire pour faire des livres et tenir des registres. Il s’était spécialisé dans la copie de documents. Le travail était exécuté par un petit groupe de scribes qui peinaient jour et nuit. Certains documents passant par sa boutique contenaient des renseignements confidentiels, et la profession de Didius le mettait souvent au courant de bien plus de secrets que ne le soupçonnaient ses clients. Au cours des années, j’avais découvert que c’était un homme utile à connaître.
— Gordianus ! s’écria-t-il. Cela fait des mois que je ne t’ai pas vu. Pas depuis la fois où tu es venu avec cet exemplaire de Pindare qui avait été abîmé par de l’eau et avait besoin d’être restauré.
— Ça fait si longtemps ? Didius, voici – j’hésitai, me demandant comment les appeler – deux amis, Cassandre et Rupa. Nous envisageons de passer par ta boutique pour atteindre le forum.
— Impossible, repartit Didius. Il y a trop de monde là-bas. Ce serait de la folie ! J’ai fermé les portes et j’y ai mis les barres. Mais si vous voulez regarder, je vous en prie, montez sur le toit avec tous les autres.
— Tous les autres ?
— Tout mon personnel. Ils ne peuvent pas travailler avec cette violence qui se déchaîne. Et depuis le toit on distingue très bien Caelius, Trébonius et leurs tribunaux, à ce qu’on me dit. Ma vue est trop faible pour que je voie si loin. Venez, je vais vous montrer. Dépêchez-vous. Qui sait ce qui peut se passer dans les minutes à venir ?
Il nous fit traverser un entrepôt et entrer dans sa boutique. Les barres avaient été mises aux portes et aux fenêtres, si bien que la pièce était plongée dans l’obscurité. Dans l’angle, une échelle menait à un étage supérieur. Didius mit sa béquille de côté et passa devant nous. Il boitillait, mais restait d’une vivacité étonnante. Nous arrivâmes dans la pièce où travaillaient les scribes. Après l’obscurité du rez-de-chaussée, la lumière vive provenant des grandes fenêtres me fit mal aux yeux. Je respirai l’odeur de parchemin et d’encre fraîche.
Je suivis Didius, avec Cassandre et Rupa derrière moi. Par l’ouverture au-dessus, j’aperçus une échappée de ciel.
Un des esclaves sur le toit vit Didius monter à l’échelle clopin-clopant et tendit le bras pour l’aider. Quand nous apparûmes là-haut, les scribes serrés le long du garde-fou firent de la place pour leur maître et ses invités. Comme Didius l’avait promis, nous pouvions voir parfaitement les tribunaux rivaux.
— J’aperçois Caelius, dis-je, mais où est Trébonius ? Son tribunal est vide. Pas de licteurs, pas de greffiers… pas de Trébonius.
— Il a dû prendre le large, railla Didius. Cela ne me surprend pas. L’attaque de Caelius était particulièrement virulente. Il défiait presque les gens de chasser Trébonius de son tribunal et de le mettre à mort. Trébonius a eu assez de bon sens pour battre rapidement en retraite pendant qu’il en était encore temps.
Je regardai la foule tumultueuse autour de Caelius, qui pérorait et gesticulait comme un dément. Le brouhaha m’empêchait de comprendre ce qu’il disait.
— À mon avis, Caelius a joué son dernier va-tout, précisa Didius. C’est difficile d’imaginer comment il pourrait aller plus loin pour flatter bassement la populace. C’est parce qu’il est sur le point d’être arrêté. Pourquoi se gênerait-il ?
— Arrêté ? Comment le sais-tu ?
— Je le sais parce qu’hier le consul Isauricus est venu ici me demander de rédiger plusieurs exemplaires du sénatus-consulte suprême auquel on a recours en dernière extrémité. En temps normal, c’est le travail des scribes du Sénat, mais je suppose qu’Isauricus voulait un grand nombre de copies dans un délai si court qu’il m’a confié une partie de la tâche.
— C’était une mission délicate.
— Isauricus m’en a averti. J’ai demandé un prix élevé et je lui ai dit que je me tairai.
Le Sénat n’avait eu à utiliser le sénatus-consulte suprême que de rares fois. L’état d’urgence était alors décrété et les consuls avaient le pouvoir de prendre tous les moyens nécessaires pour protéger l’État d’un danger imminent. Le Sénat avait été convaincu par Cicéron de s’en servir contre Catilina et ses conspirateurs et il y avait eu recours pour justifier l’exécution de prisonniers sans armes (l’un d’eux étant le beau-père de Marc Antoine – encore une autre raison qui expliquait la haine de longue date que nourrissait Marc Antoine contre Cicéron). Plus récemment, Pompée et sa faction avaient invoqué le sénatus-consulte suprême contre César, l’incitant ainsi à franchir le Rubicon. Pourquoi Isauricus souhaitait-il avoir des copies de ce sénatus-consulte s’il ne projetait pas de l’appliquer ? Et contre qui, sinon contre Marcus Caelius ?
— Et tu l’as fait ? demandai-je en regardant Didius.
— Fait quoi ?
— Tu as tenu ta langue ?
Cassandre et Rupa regardaient tous deux bouche bée le spectacle. Néanmoins, Didius baissa la voix. En haussant les épaules, il montra du doigt Caelius.
— Que puis-je te dire ? J’ai toujours aimé Caelius. Il m’a commandé un très grand nombre de livres, car il aime en offrir à des amis. Des petits rouleaux de poésie érotique, par exemple. Il a un goût parfait. Je n’apprécie pas toujours sa politique, mais je l’aime, lui. Sa dernière campagne, ses façons de s’en prendre aux banquiers et aux propriétaires, tout ça, c’est du vent, si tu veux mon avis. Il n’en sortira rien, mais j’admire tout de même son courage. J’ai donc décidé de lui rendre service. J’ai chuchoté une parole discrète dans la bonne oreille. Caelius a reçu le message. Je croyais qu’en nous réveillant ce matin nous apprendrions la nouvelle qu’il avait fui la cité, mais vous le voyez là. Je suppose qu’il pense pouvoir d’une façon ou d’une autre tirer les marrons du feu. Peut-être est-il habile, mais il joue très serré. On ne peut pas dire qu’il manque de sang-froid ! Nous verrons s’il est encore vivant à la tombée de la nuit.
— Tout à l’heure, tu as dit que Caelius avait tenu la distance. Que voulais-tu dire ?
— Il parle encore de la nouvelle loi. Plus de demi-mesures, assure-t-il. L’heure est venue d’abolir complètement toutes les dettes. Peux-tu imaginer le chaos qui s’ensuivrait ? Mais il ne manque pas de gens à qui cette idée plaît. Regarde-les là-bas en train de tourbillonner autour de Caelius et de scander son nom si fort qu’on ne peut même pas entendre ce qu’il dit. La populace l’adore, tout comme elle adorait Clodius et, avant lui, Catilina.
— Et César, il n’y a pas si longtemps, ajoutai-je.
Didius secoua la tête.
— Les gens ont peur de César. Mais est-ce que quelqu’un l’aime vraiment à part ses soldats ? Tu sais, je ne m’en prends pas à César parce qu’il refuse de se plier aux exigences de la populace. Un démagogue comme Caelius peut promettre la lune à tout le monde, mais s’il se trouvait tout à coup vraiment à la tête du pays, avec un trésor à remplir, une guerre à faire et des rations de céréales à distribuer, il changerait de ton du jour au lendemain.
Je fis un signe de tête en direction de la foule.
— Que voyons-nous là-bas, Didius ? Isauricus a-t-il déclaré qu’il utiliserait le sénatus-consulte suprême contre Caelius ?
— Pas encore. Le Sénat est en train d’en discuter maintenant. Il se peut que l’annonce soit faite d’un moment à l’autre. Isauricus espérait que ce serait une surprise. Alors il serait possible d’arrêter Caelius sans la moindre difficulté. Mais maintenant la nouvelle est connue et l’occasion est manquée.
— Qu’est-ce qui a incité Isauricus à agir ?
— Cela fait des mois que Caelius et les autres magistrats s’apprêtent à engager le combat. Isauricus agit maintenant parce qu’il a des troupes à sa disposition. Elles sont arrivées à proximité de Rome il y a quelques jours alors qu’elles allaient rejoindre César. Isauricus les a persuadées de rester un certain temps. Avec ces troupes sous la main, il peut utiliser la force contre Caelius si nécessaire. Le moment est donc venu pour Isauricus de se servir de la trique. Si le Sénat vote le sénatus-consulte suprême – et qui peut en douter ? – il ne reste à Caelius que quelques heures de liberté, peut-être quelques minutes. Il a jeté les dés pour la dernière fois. Il a risqué le tout pour le tout en promettant de supprimer les dettes.
En écoutant Didius, je sentis ce petit frisson qu’on perçoit quand l’impossible a des chances de se produire. Et si Caelius réussissait à déclencher une révolution contre Isauricus, Trébonius et les autres magistrats mis en place par César ? Et s’il chamboulait toutes les prévisions en devenant, lui, – et non Pompée, ni César – le nouveau maître de Rome ? Si un seul homme, en canalisant la fureur de la populace, pouvait soudain bouleverser le monde, chasser les riches et mettre les pauvres à leur place ? Pour y parvenir, Caelius aurait besoin de se rallier quelques légions. Alors tout pourrait arriver. Si César devait être tué et ses troupes rester sans commandement, elles pourraient être séduites par un chef charismatique aux idées audacieuses comme Caelius…
Tout cela, c’était un pur rêve, à la fois effrayant et fascinant. Mais qui connaît l’avenir ? Il y avait à peine plus d’un an, il avait été impensable que César osât franchir le Rubicon et marcher sur Rome comme un envahisseur barbare.
— Regarde là-bas ! s’exclama Didius. Ma vue est faible, Gordianus, mais est-ce que je n’aperçois pas des hommes qui viennent de la direction du Sénat ?
— C’est exact, Didius. Des soldats dispersent la populace devant eux. Et plus loin, je crois voir un cordon de licteurs qui protègent Isauricus.
Je ne pouvais dire s’il y avait eu du sang versé, mais les hommes qui prenaient la fuite devant les troupes poussaient des cris si forts qu’on n’entendait pas les acclamations et les slogans de la foule rassemblée autour de Caelius. L’orateur leva les mains pour réclamer le silence. Un instant plus tard, toutes les têtes se tournèrent vers le Sénat. Les cris de la populace terrorisée résonnaient dans tout le forum. Certains jetaient des pierres aux soldats, qui s’assemblèrent en formation de tortue avec leurs boucliers au-dessus de leurs têtes. Les jets de pierres qui les heurtaient faisaient un vacarme assourdissant, semblable à celui de la grêle sur un toit. Les partisans de Caelius se mirent à scander : « Fini les dettes ! À bas les banquiers ! Fini les dettes ! À bas les banquiers ! »
Je regardais atterré. À Massilia, au pire moment du siège, j’avais assisté à des scènes identiques : des citoyens jetaient des pierres à leurs propres soldats. Qu’une cité en arrive à un tel désordre était une chose terrifiante ! Un tel spectacle à Rome était épouvantable.
Soudain, la foule éclata de rire. Caelius se pavanait sur la plate-forme du tribunal en brandissant sa chaise officielle. Je louchai pour voir ce qui les faisait rire. C’était la même chaise, très simple, modestement décorée, sur laquelle Caelius s’était assis les jours précédents et qu’Isauricus avait brisée dans sa fureur. Le siège avait été réparé, non pas avec du bois mais avec des courroies de cuir. Tout d’un coup, je saisis la plaisanterie de Caelius, comme d’habitude cruelle. Tout le monde savait qu’Isauricus avait été régulièrement battu par son père avec une courroie de cuir quand il était gamin. Chaque fois qu’on l’agaçait à ce sujet, Isauricus essayait de justifier les mauvais traitements que son père lui avait infligés en affirmant qu’une telle discipline l’avait endurci. « En avait fait un dur à cuire », chuchotait-on derrière le dos d’Isauricus. Alors qu’Isauricus et une escorte de soldats armés approchaient rapidement, Caelius, rebelle jusqu’au dernier moment, exhibait la chaise pour amuser la foule.
Dominant les éclats de rire et le fracas des pierres sur les boucliers, Caelius fit ses adieux d’une voix de stentor :
— Honte aux larbins de César qui osent se proclamer magistrats élus ! Je démissionne ! Mais je reviendrai !
Sur ces mots, il lança sa chaise très haut en l’air. Elle retomba au milieu de la foule. Des hommes se précipitèrent pour en récupérer des morceaux comme souvenirs.
Quand je regardai de nouveau le tribunal, Caelius avait disparu.
— Mais où est-il ? murmurai-je.
— Il s’est volatilisé comme par enchantement ! expliqua Didius.
Quelques instants plus tard, des soldats se frayèrent un chemin dans la foule qui entourait le tribunal. Isauricus arriva, entouré de ses licteurs, l’air furieux.
— Ras le bol les dettes ! À bas les banquiers ! criait la populace.
Point de Caelius.
Je jetai un coup d’œil à Cassandre qui, fascinée comme nous tous, ne perdait rien du spectacle. Je devinai un vague sourire sur ses lèvres.
On jeta encore quelques pierres, mais Caelius étant parti, la foule, qui était en adoration devant lui, n’avait plus de raison de rester, les soldats venus l’arrêter non plus.
Quand je cherchai à nouveau Cassandre, elle et Rupa avaient disparu, comme Marcus Caelius, sans laisser la moindre trace.
Je m’entretins encore un moment avec Didius, puis pris congé. J’avais envie de retourner chez Cassandre, mais pour quoi faire ? À présent, ma famille avait dû remarquer mon absence et serait au courant des troubles. Béthesda s’inquiéterait.
Je me hâtai de rentrer en rassemblant mes forces pour me préparer à l’accueil qu’elle me réserverait. Quand j’arrivai, un peu essoufflé parce que je m’étais dépêché en remontant le Palatin, c’est Diana qui m’attendait. Elle avait le front plissé par l’inquiétude.
— Je suppose que je vais me faire attraper, dis-je, l’air penaud.
— Maman est allée se coucher, répondit calmement Diana.
— Au milieu de la journée ?
— Elle a été prise d’étourdissements quand nous étions au marché. Elle se sentait si mal qu’elle a dû rentrer immédiatement à la maison. J’espère que ce n’est rien de grave.
C’était le premier symptôme de la longue maladie de Béthesda, qui devait assombrir ma maisonnée au cours des mois à venir.